La légende de l’oiseau amphibie


par Wajdi Mouawad

Un jeune oiseau prend son envol pour la première fois au-dessus d’un lac. Apercevant les poissons sous l’eau, il est pris d’une curiosité́ immense envers ces animaux sublimes, si différents de lui. 
Alors qu’il plonge pour les rejoindre, la nuée des oiseaux, sa tribu, le rattrape aussitôt et l’avertit : « Ne va jamais vers ces créatures. Elles ne sont pas de notre monde, nous ne sommes pas du leur. Si tu vas dans leur monde, tu mourras ; tout comme eux mourront s’ils choisissent de venir vers nous. Notre monde les tuera et leur monde te tuera. Nous ne sommes pas faits pour nous rencontrer. » Les années passant, une mélancolie profonde le gagne, observant ces poissons sans pouvoir les atteindre. Par une sublime journée où il se rend au lac pour les admirer, un vertige le saisit : « Je ne peux pas vivre ainsi ma vie durant, dans le manque de ce qui me passionne. Je préfère mourir que de vivre la vie que je mène. » Et il plonge. 
Mais son amour pour ce qui est différent est si grand, qu’à l’instant même où il traverse la surface de l’eau, des ouïes poussent et lui permettent de respirer. Au milieu des poissons, il leur dit :« C’est moi, je suis l’un des vôtres, je suis l’oiseau amphibie. » 
La légende persane de l’oiseau amphibie me faisait rêver lorsqu’on me la racontait petit.
Cette histoire de mutation me bouleverse aujourd’hui dans ce qu’elle raconte de notre époque, de notre monde et de notre rapport à l’Autre, à l’ennemi, pour ainsi dire.

Genèse et rencontre 

On peut dire que Tous des oiseaux eut pour source première la rencontre d’un auteur québécois d’origine libanaise vivant en France, avec une historienne juive ayant contribué à faire connaître un diplomate musulman, converti de force au christianisme. On appelle cela une rencontre avec l’idée absolue de l’Autre. 
S’il faut nommer les événements conduisant au spectacle, il faudrait évoquer un premier rendez- vous dans un restaurant situé dans le hall des départs de l’aéroport international de Toronto, entre Wajdi Mouawad et Natalie Zemon Davis. 
Une amitié se noue, une correspondance et des entrevues régulières, à Toronto, Paris, Lyon, Nantes, Berlin, pendant lesquelles Wajdi Mouawad écoute tandis qu’elle raconte. Ces conversations ont comme fil d’or le personnage de Hassan Ibn Muhamed el Wazzân, sur lequel Natalie Zemon Davis a écrit un ouvrage, qui retrace la vie du diplomate, voyageur, historien de langue arabe, né à la fin du xve siècle, qui de retour d’un pèlerinage à la Mecque est fait captif par des corsaires chrétiens et livré au pape Léon x. Pour sortir de la prison, il se convertira au christianisme, prendra comme nom « Jean Léon l’Africain » et passera plusieurs années en Italie, où il s’initiera au latin et à l’italien, enseignera l’arabe et se consacrer à l’écriture, notamment d’une Description de l’Afrique.

Texte et contexte

Le texte du spectacle qui s’écrit au fil des répétitions place au cœur du projet les questions géographiques et linguistiques. Géographique car l’histoire se déploie principalement en Israël, terre de déchirements portant l’histoire du Moyen-Orient et de l’Europe. 
Linguistique, car il s’agit de respecter les langues de la fiction et de les faire entendre : allemand, anglais, arabe, hébreu, ces langues qui précisément se croisent en Israël. Faire entendre les langues ensemble pour révéler les frontières et les séparations et tenter de remonter le fleuve du malentendu, de l’incompréhension, de la colère, de l’inadmissible. Les comédiens et concepteurs qui participent à ce projet portent cette géographie éclatée, tous issus de différents pays (Allemagne, États-Unis, Israël, Portugal, Suisse, Syrie, France, Grèce, Québec) et de langues maternelles différentes.
Le personnage subjugue tout en ouvrant des chemins à l’auteur Wajdi Mouawad, car il entre en résonance avec une histoire et une question qu’il porte depuis des années : comment devient-on son propre ennemi ? ou, pour le dire autrement, comment devient-on « oiseau amphibie » ? 
Il y a dans la religion musulmane une notion passionnante: celle de taqiya. Elle désigne la possibilité de dissimuler sa foi sous la contrainte, de ne pas la trahir malgré les apparences. Même si rien ne le prouve dans ses écrits de manière définitive, Al-Wazzân aurait pu y recourir. 
D’une incubation de plus de sept années de cette matière immense, naît un récit aux ramifications aussi mystérieuses que le geste de l’écriture l’est lui-même. Car l’histoire surgit au moment où l’auteur l’appréhende le moins. Elle lui tombe dessus, ou plutôt ils tombent l’un sur l’autre. 
D’où le sentiment de rencontre. Une rencontre qui, très vite, agglomère une série d’événements, liés à des hasards, à première vue disparates, mais dont la conjugaison ouvre des fenêtres vers des horizons inattendus.

L’histoire

Après avoir abordé des récits qui mettent en scène la guerre civile libanaise, il s’agit ici d’écrire les douleurs de l’ennemi, à travers l’histoire d’Eitan, jeune scientifique allemand d’origine israélienne confronté à un violent conflit avec son père. Dans une histoire où l’intime des vies domestiques est dynamité par la violence du monde, il n’existe aucune réalité́ qui puisse dominer sur une autre. Tout conflit fratricide cache un labyrinthe où va, effroyable, le monstre aveugle des héritages oubliés. 

Wajdi Mouawad 
Auteur, metteur en scène et comédien, il naît en 1968. Il passe son enfance au Liban, son adolescence en France et plus d’une vingtaine d’années au Québec avant de s’installer en France. Avec sa première compagnie, Théâtre Ô Parleur, puis avec les suivantes, Abé Carré Cé Carré au Québec et Au Carré de l’Hypoténuse en France, il monte ses propres textes, publiés aux éditions Leméac/Actes Sud-Papiers, et écrit notamment les romans Visage retrouvé et Anima. 
En 2000, il prend la direction artistique du Théâtre de Quat’Sous à Montréal pour quatre saisons puis celle du Théâtre français du Centre National des Arts à Ottawa.
En 2009, il est artiste associé au Festival d’Avignon, où il présente Le Sang des Promesses (Littoral, Incendies, Forêts, Ciels). Il est nommé à la direction de La Colline – théâtre national en 2016. À l’invitation de l’Opéra de Lyon et de la Canadian Opera Company, il met en scène L’Enlèvement au sérail de Mozart la même année. Distingué par de nombreuses reconnaissances dont le Prix de la Francophonie de la SACD pour l’ensemble de son travail, il est nommé Chevalier de l’Ordre National des Arts et Lettres puis Artiste de la paix, reçoit le Doctorat Honoris Causa de l’École Normale Supérieure ainsi que le Grand Prix du théâtre de l’Académie française. 
Au TNP, il a présenté Seuls et Sœurs la saison passée, les premiers chapitres de son nouveau cycle dit «Domestique», que compléteront les créations de Frères, Père et Mère. 

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