We Are L'Europe de Jean-Charles Massera


Présentation de la pièce par Benoit Lambert

Ça parle de quoi, Massera ? 
De l’époque, à coup sûr. Mais en disant cela, on n’a pas dit grand-chose. Tout le monde, finalement, parle de l’époque. Les journalistes, les politiques, les publicitaires, les psychologues, les économistes, les sociologues, les philosophes, les sportifs, les chanteurs, les directeurs des ressources humaines... : autant de discours concurrents (ou complices, selon les cas) qui prétendent capter l’air du temps.
Jean-Charles Massera, lui, ne rajoute pas sa petite analyse personnelle à celles qui s’affrontent déjà dans l’espace public. On pourrait dire au contraire que tout son travail d’écriture consiste à travailler de l’intérieur les discours déjà produits, pour les faire bégayer. Massera a lancé une guérilla burlesque et dévastatrice au sein même des langues officielles (dépêches journalistiques, mots d’ordre publicitaires, discours politiques, analyses d’experts...) en confrontant toujours le point de vue hyper-global depuis lequel elles s’élaborent (le village-monde) à la situation hyper-locale de leurs destinataires (les caissières de Mâcon, les cadres de Suresnes ou les ouvriers de Sochaux). À preuve ses titres-slogans, dans lesquels l’anglais, nouvel esperanto mondial, télescope souvent le français « bien d’chez nous » (United emmerdements of New OrderUnited problems of coût de la main d’œuvreAll you need is ressentirWe are l’Europe...).
Du coup, Massera démonte patiemment (et parfois violemment) nos mythologies contemporaines, et les nouveaux dispositifs d’aliénation sur lesquels elles prolifèrent. Mais son travail ne rejoint pas pour autant les discours de dénonciation ambiants, tels que les médias les répercutent. Pour lui, il s’agit moins de dénoncer les coupables que de se demander « comment font les gens ». Car les effets d’imposition symbolique et matérielle engendrent toujours des stratégies de résistance, même ténues, même invisibles, de la part de ceux qui les subissent. Et les gens, même dominés, même écrasés, bricolent des réponses, des usages et parfois des plaisirs à partir de « toute la merde qu’ la télé veut nous faire avaler ». De là cette revendication d’une esthétique du « faire avec » dans le travail de Massera, qui n’a rien à voir avec une quelconque résignation aux nouvelles règles de la domination. S’il s’agit bien de construire un discours critique sur les nouveaux dispositifs idéologiques « soft » qui envahissent tranquillement les existences, il s’agit aussi d’être attentif à des « manières de faire » à partir des environnements immédiats de nos vies. Quel air respirons-nous, et qu’est-ce que ça nous fait ? Qu’est-ce qu’on fait avec la variété, avec la pub, avec le sport, avec la télé ? Où plutôt : comment ça marche, et qu’est-ce qu’on fait avec ?

Le propos : Comédie Humaine 
Contrairement à ce qu’une vision sommaire de son travail laisse parfois penser, Jean-Charles Massera n’est pas un pamphlétaire, ni même un auteur « engagé ». C’est d’abord un portraitiste. Et si le regard qu’il porte sur l’époque est parfois féroce, il est toujours plus animé par la volonté de « donner à voir » que par le désir de dénoncer.
Au fond, la chose la plus précieuse dans le travail de Massera, c’est son attention fine à l’ordinaire, à tout ce qui - objets, technologies, représentations, mythes... - fait le cadre quotidien de nos vies. Dans We are l’Europe, cet ordinaire des vies est saisi au travers de discussions et de réflexions ordinaires, produit par des gens ordinaires, des « hommes sans qualités » habitants l'Europe occidentale à l’orée du XXIe siècle. Nous, en un mot.
Bien sûr, tout cela est drôle, simplement parce que Massera, comme Kafka avant lui, refuse de le prendre au tragique. Mais cet humour ne se réduit jamais à une pure et simple moquerie : car dans cet ordinaire des paroles ordinaires, il n’y a pas que de la faiblesse, de la bêtise ou de la veulerie (même s’il y en a, forcément, aussi). Il y a en outre, et peut-être surtout, des espoirs, des rêves, des désirs intacts, qu’il faut savoir prendre au sérieux dans leur fragilité même s’il on veut les faire entendre sur le plateau. En bref, montrer l’humanité, et pas seulement sa caricature.
Au fond, le travail de Massera n’est pas sans rapport avec celui des grands burlesques : donner à voir moins le désordre du monde lui-même, que les effets qu’il produit dans l’intimité des vies. Comme chez les burlesques, les personnages de Massera, ou plutôt les « voix » qu’il déploie, sont sans arrêt « dépassés par les événements », qu’il s’agisse d’acheter une cuisine, de se remettre au sport, d’envisager une vie de couple, une famille, un travail, une sexualité, un projet d’existence... Ce « dépassement » a bien sûr ses conditions économiques et sociales de possibilité, mais les personnages de Massera ne sont jamais pour autant de pauvres victimes « aliénées » d’un « système » qui les écrase : on les voit au contraire méditer à l’infini sur les conditions de leur existence, les maudire, les louer, travailler à les changer, Vladimirs et Estragons perdus dans la société post-industrielle, penseurs précaires et spontanés de nos vies contemporaines.

Notes pour la mise en scène

« Nous sommes comme Fabrice à Austerlitz : nous ne voyons rien des batailles et des réalités du monde... »
Jean-Luc Lagarce



C’est une salle de réunion. Ou un QG. Ou une salle des opérations.

C’est un lieu neutre, une simple boîte, l’espace d’un « gros débriefing pour parler de deux trois trucs », comme dit Massera.

Ça se passe dans le centre décisionnaire d’une grande métropole. Ou dans une petite amicale d’une ville de province.
Ça se passe n’importe où en Europe.
Les sept personnes présentes sont là pour une raison précise, dont on ne connaît que quelques bribes, quelques indices : établir un « programme », faire le point, tracer des perspectives.... Réenvisager leurs vies.
Ce qui se discute, ici, ce ne sont pas seulement les parcours et les difficultés intimes de chacun, ce sont aussi les cadres globaux de nos existences, les contours de notre vie en commun. Notre espace social et politique.
Même si les échanges sont souvent hilarants, ils sont menés avec le plus grand sérieux, avec passion, avec inquiétude presque : ces gens là, dont on ne sait rien, cherchent activement des réponses, et des solutions, en brassant allègrement le proche et le lointain, le privé et le public, l’individuel et le collectif.
Parfois, leurs discussions sont interrompues par des tentatives, des essais effectués par les uns et par les autres pour éprouver quelque chose, pour produire une émotion, un sens, peut-être une rencontre : chanter une chanson, ou lire la Constitution, ou dire un poème, ou enfiler un déguisement, ou faire du roller, ou embrasser une femme, ou danser tous ensemble, ou agresser un ami...
Expérimenter.
Forcément, souvent, ça rate. Mais pas toujours. Et ça n’est pas si grave.
L’objectif n’est pas de trouver des réponses, mais de déplacer les questions.
Et se réapproprier ce qui peut l’être : sa cuisine, son couple, ses vacances, son travail, ses loisirs, ses amis, nos microscopiques apocalypses quotidiennes, notre enthousiasme pour les choses sans importance, tout ce qui fait une vie... Principe de la comédie : « quand la situation semble désespérée, c’est simplement qu’elle n’est pas sérieuse ».


À la fin, sans doute qu’ils s’en sortent. Sans doute qu’au cœur de leurs désordres, ils sont victorieux sans même le savoir.

Ce sont des héros, des super-héros...

Dérisoires.
Et vivants.

Le pourquoi du comment ?
C’est Henri Taquet, directeur du Granit - scène nationale de Belfort, qui m’a fait lire l’œuvre de Jean-Charles Massera alors que je commençais à chercher des matériaux textuels pour l’épisode V du feuilleton théâtral Pour ou contre un monde meilleur. Inauguré à la fin du siècle dernier, ce feuilleton s’efforce de produire un discours direct sur le monde d’aujourd’hui, sans passer par l’intermédiaire métaphorique d’une fable.
Basés sur l’utilisation de matériaux non-directement théâtraux, les épisodes du feuilleton s’inspirent et travaillent à partir de formes étrangères au champ théâtral (documentaire, essai, conférence, émission de télévision, concert, cabaret...) dont ils s’efforcent d’interroger les logiques propres. Les trois premiers épisodes (Prolégomènes à toute entreprise future qui voudra se présenter comme révolutionnaireLa Conversation interrompueLe Bonheur d’être rouge) exploraient les utopies révolutionnaires du XXe siècle et tentaient de mesurer le poids de notre héritage politique. Le quatrième épisode, Ça ira quand même, conçu au lendemain du 21 avril 2002, s’efforçait quant à lui d’évoquer le désarroi contemporain face à la chose publique, et la façon dont les questions politiques travaillent, parfois à notre insu, l’intimité de nos vies.
Le choc éprouvé à la lecture des textes de Jean-Charles Massera m’a convaincu que c’était bien avec lui qu’il fallait envisager la suite de ce travail, en rompant avec la pratique du recueil de textes d’origines et d’auteurs variés, qui avait présidé à l’élaboration des épisodes précédents.
La méthode de travail que nous nous sommes donnée était dès lors très simple : il ne s’agissait pas de demander à Jean-Charles Massera d’écrire une « pièce de théâtre », mais plutôt de lui demander de fournir des matériaux, des thèmes, des bribes de dialogues, dans la droite ligne de ses travaux précédents. Charge ensuite à nous de choisir dans cette matière, de l’expérimenter, de lui faire subir l’épreuve du plateau, de lui trouver son ordre et sa logique propre pour en faire « du théâtre ». Bref, charge à nous de poursuivre l’expérience de « collage » propre au feuilleton, en nous imposant cette fois un domaine restreint d’investigation : un livre écrit par Jean-Charles Massera, intitulé We are l’Europe.

Biographie

Jean-Charles Massera, né en 1965 à Mantes-la-Jolie, est un écrivain et un critique d'art qui vit et travaille entre Paris et Berlin.
En 1991, une succession de rencontres le conduit dans le milieu de l'art new-yorkais. Les visites de l'atelier du peintre Robert Ryman, puis des expositions Dislocations au MoMA et Vito Acconci à la galerie Barbara Gladstone, lui procurent ses premières émotions esthétiques. Après deux mois de culture intensive, il rentre à Paris et devient collaborateur occasionnel pour les revues art press, Artefactum et Parachute puis quelques années plus tard pour La lettre du cinéma, La Revue de littérature générale (P.O.L), La Revue Perpendiculaire (Flammarion).

Nourri de ces expériences artistiques, il publie son premier roman en 1994. Tenté un temps par le commissariat d'exposition, il se consacre progressivement exclusivement aux essais sur l'art et à la littérature. Parallèlement, il commence à écrire pour la radio et pour le théâtre.
En 2003, il quitte momentanément la scène artistique et littéraire pour revisiter en actes une pratique sportive qui l'avait occupé à plein temps au cours de son adolescence : le cyclisme. Jean-Charles Massera prend alors une licence sous le pseudonyme de Jean de La Ciotat et se lance dans une carrière « cyclosportive » aussi amateur qu'improbable. L'expérience sera brève. Après trois saisons, JdLC met un terme à sa carrière. De cette expérience et ce pseudnoyme découlent deux livres. La même année, il redevient à plein temps Jean-Charles Massera et publie son premier recueil de nouvelles.
Récemment, il a mis en ligne le site www.jean-charles-massera.com. Du 26 au 31 octobre, le Théâtre de la Cité internationale accueille dans le cadre du festival d’Automne à Paris Meeting Massera, un essai mis en scène par Jean-Pierre Vincent sur des textes de Jean-Charles Massera.

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