État d'urgence de Falk Richter




Deux interviews de Falk Richter à l’occasion de la tournée "d’Etat d’urgence" à la biennale des pièces européennes.

Interview avec Michael Jacobs

JACOBS: L’auteur-metteur en scène Falk Richter est des hommes de théâtre allemands les plus productifs. Dans le cadre de la biennale "Nouvelles pièces d’Europe", on peut voir son dernier spectacle "Etat d’urgence" le 15 juin au Théâtre municipal de Mayence. Quels sont vos rapports avec le théâtre de Mayence?
RICHTER: C’est à Mayence que j’ai créé la première pièce qui est par la suite devenue un succès mondial – c’était en février, mars 1999. C’est là aussi que j’ai percé comme auteur. Il y a deux semaines, j’étais à Mexico où "Dieu est un DJ" venait d’être joué. Entre-temps, la pièce a été traduite en vingt langues. En ce moment, il y a à l’université de Mayence un séminaire sur mes pièces, qui sera bientôt suivie d’un colloque sur le théâtre, à laquelle je suis invité.
JACOBS: Votre nouvelle pièce "Etat d’urgence" traite de la décomposition de la société, de la peur pour ce que l’on possède, du cloisonnement dans des ghettos de privilégiés. Qu’y a-t-il de réel dans ce scénario?
Richter : Fondamentalement, ces "gated communities" existent, ce sont des zones où les riches se retirent, vraiment, dans de nombreuses mégalopoles qui s’effondrent complètement d’un point de vue social. Mais la pièce traite avant tout des peurs ou du sentiment qu’on ne peut plus faire confiance à personne. C’est l’histoire de ce couple qui a travaillé pour atteindre la couche supérieure de la classe moyenne et qui accomplit son rêve de vivre dans un territoire sécurisé. Cette couche professionnelle existe au niveau mondial, c’est pourquoi la pièce n’est pas localisée concrètement. Mais c’est le cas dans toutes mes pièces, qu’elles n’ont pas lieu dans un pays précis, mais qu’elles réagissent plutôt à ce qui se passe en ce moment dans un Occident mondialisé.
JACOBS: Dans vos pièces, vous abordez les dérapages de la société actuelle. Vous considérez-vous comme un auteur politique, dans la tradition de Brecht?
RICHTER: Brecht est certainement un auteur important, sur lequel j’ai aussi travaillé jusqu’à épuisement. Mais je ne me situerais pas dans ce genre de tradition. Mes pièces parlent de la vie d’aujourd’hui et se confrontent du coup à des sujets pertinents d’un point de vue socio-politique. Quel système avons-nous exactement? Quel système économique? Et comment ce système économique influence très concrètement la vie de chaque individu. Dans "Etat d’urgence", l’homme est tout prêt d’un syndrome de burn-out, il ressent sa vie comme dépourvue de substance, artificielle, et préfère retourner dans une vie exposée au danger.
JACOBS: Qu’est-ce que le théâtre peut faire, qu’est-ce qu’il doit faire aujourd’hui?
RICHTER: Le théâtre offre l’occasion d’aiguiser, voire même de modifier la perception des hommes. Mes pièces abordent un sujet, et le spectateur s’y confronte à haute dose. Cette overdose provoque quelque chose. Ce type de théâtre est un lieu où l’on peut se confronter à des sujets précis avec une concentration beaucoup plus grande. On fait une expérience tout à fait différente dans un espace avec des acteurs vivants que devant une télévision, par exemple.
JACOBS: Quel rôle jouent les médias dans vos pièces ?
RICHTER: En fait, le même rôle qu’en réalité. Ils sont là, il faut que je m’y confronte, ils sont parfois aussi perturbants, et contribuent à rendre la vie surcomplexe. Les médias font partie de notre vie, au même titre que les gens. Mais les nouveaux médias ne sont pas tant le sujet de mes pièces, en revanche, j’essaie de trouver une transposition: qu’est-ce que provoque en fait tel ou tel medium et comment peut-on le représenter sur scène? Dans ma nouvelle pièce ce n’est pas une caméra qui exerce une surveillance généralisée, mais la façon dont la femme se comporte avec son mari.
JACOBS: L’actrice Bibiana Beglau, qui joue la femme dans votre pièce, a annulé sa participation au festival des Nibelungen. Elle sera là à Mayence?
RICHTER: Oui. A la biennale il n’y a qu’une représentation.

Interview avec Sarah Wendel

WENDEL: L’agitation médiatique autour de vous ne cesse de croître. Quand on s’intéresse au théâtre, vous êtes incontournable. Pouvez-vous expliquer le phénomène hype qui vous entoure ?
RICHTER: Sincèrement, jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas remarqué ce phénomène hype. Je peux toujours marcher dans la rue sans problème sans que personne ne me reconnaisse. Je trouve formidable que mes pièces soient beaucoup lues et beaucoup jouées, car, quand on écrit, on veut bien sûr que les textes touchent de nombreux lecteurs et spectateurs.
WENDEL: Quelles erreurs vous ont appris des choses pour que vous arriviez là où vous êtes?
RICHTER: Beaucoup m’ont appris. Je ne viens pas d’une famille de théâtreux, je n’étais donc préparé à rien. J’ai fait ma première mise en scène à 24 ans, et depuis, je travaille selon le principe "Trial and error". Ma dernière mise en scène était l’opéra "Eugène Onéguine" à Tokyo. Et sincèrement, j’ai toujours la sensation que je travaille dans un théâtre pour la première fois. Tout était différent là-bas, j’étais obligé de m’adapter complètement à un nouvel environnement, une nouvelle culture, et au début, je n’ai cessé de faire des erreurs. Mais faire des erreurs n’est pas grave quand on les reconnaît et qu’on réagit ensuite. Les erreurs font avancer. C’est souvent par ce que l’on qualifie d’erreurs en répétitions qu’apparaissent les meilleurs moments d’une mise en scène.
WENDEL: Qu’est-ce qui vous distingue des autres hommes de théâtre?
RICHTER: Vous pouvez certainement mieux le définir que moi.
WENDEL: C’est la première fois que vous venez en tournée à la Biennale, à Wiesbaden, avec cette pièce. Qu’attendez-vous du festival et des "nouvelles pièces d’Europe"?
RICHTER: Alors tout d’abord je suis très heureux d’y être invité avec ma pièce. J’espère que je vais rencontrer d’autres créateurs de théâtre de tous les autres pays européens et que je vais discuter avec eux. Je veux savoir sur quoi ils travaillent, ce qu’ils pensent, quels sont leurs sujets. Au mieux je trouve un texte d’un autre auteur qui m’intéresse tellement comme metteur en scène que j’ai envie de le mettre en scène à Berlin à la Schaubühne. Ce qui m’intéresserait, par exemple, c’est de savoir si la fusion de l’Europe devient un sujet ou si les auteurs travaillent principalement dans leurs textes sur des sujets nationaux propres à leurs pays.
WENDEL: Vos pièces ont été traduites dans différentes langues. Vous travaillez comme metteur en scène au Burgtheater à Vienne, au Théâtre National d’Oslo, à l’opéra de Francfort et même à l’opéra de Tokyo. Ressentez-vous votre témoignage d’artiste comme international ?
RICHTER: De toute évidence, on comprend mes pièces et mes mises en scène aussi hors d’Allemagne. C’est bien. Je viens de voir "Dieu est un DJ" à Mexico, les spectateurs pensaient que la pièce avait été écrite par un jeune auteur mexicain. Je trouve ça parfait parce que le théâtre doit parler aux gens directement et immédiatement. C’était la même chose pour "Sous la glace", qui est en train d’être traduit en japonais – des patrons de l 'économie épuisés, en crise de sens, cela semble être un sujet qui explose dans le monde entier.
WENDEL: Le titre de la pièce que vous présentez à la biennale a aussi une dimension explosive. "Etat d’urgence" se réfère à la guerre, la terreur et les menaces. Un gros titre qui fait peur. Mais chez vous la peur ne se déchaîne pas dans une grande fresque politique mais par en-dessoys, dans la cellule où fermente la société, dans la famille, dans un intérieur où elle devient destructrice pour l’extérieur – et c’est ce qui fait de ce texte un voyage de recherche dans les tréfonds de la société. Est-ce qu’"Etat d'urgence" est aussi une pièce politique ?
RICHTER: C’est au fond une pièce sur la peur, la paranoia et l’incapacité à décider combien les menaces qu’on imagine sont réelles, combien elles sont renforcées par les images des médias ou par des peurs fantasmatiques qu’on rêve. C’est nourri par la peur de sa propre chute, c’est aussi la peur que les murs qui protègent notre société occidentale ne vont plus résister à la pression de l’extérieur. En ce moment, c’est, à mon avis, le sujet central de notre société : la peur. La peur de sa propre chute dans la société, la peur de la chute économique d’un pays tout entier, la peur de la terreur, la peur de l’effondrement de nos systèmes sociaux, finalement la peur que notre société soit dans dix ans très différente, beaucoup plus brutale. Comment on fonde cette peur et le sentiment que notre zone protégée et sécurisée qu’est l’Europe de l’Ouest ne fonctionne plus longtemps, je ne sais pas. Mes personnages ne peuvent pas non plus y répondre, on ne peut plus faire la distinction entre la situation factuelle et nos fantasmes de peur.
WENDEL: Quel contenu réel a "Etat d’urgence", à votre avis ?
RICHTER: D’un côté les "gated communities" existent réellement, d’un autre, elles me font l’effet d’une métaphore littéraire: des gens qui se cachent derrière des grillages bien surveillés et qui ont peur de la vraie vie brute à l’extérieur, et qui n’arrivent plus à dormir la nuit. Et c’est aussi la clef de ma pièce : elle est chargée de réalité, mais c’est une fiction. Et l’irréel augmente avec la peur des personnages.
WENDEL: Qu’est-ce qui vous a inspiré quand vous avez écrit "Etat d’urgence"?
RICHTER: Je me suis intéressé à des "gated communities" qui existent vraiment. Ce sont des lieux où des riches se retirent, protégés par des services de sécurité privée parce que la société des grandes villes s’effondre toujours plus. Ça m’a intéressé de voir la vie se modifier, quand des gens n’aient plus d’expérience réelle avec ce qui leur fait peur, mais s’isolent de tout et construisent une communauté homogène et artificielle. Généralement la peur monte et devient de la paranoïa et en même temps on a le sentiment que sa propre vie perd de sa substance et de sens malgré une abondance de luxe et d’offre de bien-être. C’est surtout le "Celebration" de Disney en Floride qui m’a inspiré. Il faut passer par des longues procédures de demande, quand on pose sa candidature pour y entrer. Disney régule le forme de vie en commun, il y a certes une mairie, mais qui est complètement vide, une enveloppe. Tout ce que fait une administration municipale normale est réglé directement par la Disney Corporation. Quand on a un problème avec les règles du jeu de la Gated Community, on ne peut que déménager. Fondamentalement, c’est la tentative de copier l’image idéalisée d’une petite ville idyllique, fonctionnant parfaitement, avec des courts de tennis et un petit lac en centre veille. Tandis que les grandes villes américaines s’écroulent, qu’on ne peut vraiment plus aller au centre la nuit, apparaissent ces images oniriques d’une époque fondatrice idéalisée. Il n’y a dans ce monde Disney rien qui ressemble à la démocratie, les gens ne sont pas des citoyens mais des clients. Quand on n’a rien dans sa vie si ce n’est un travail dépendant d’autrui et qu’on ne trouve pas d’amour dans sa relation avec l’autre, on finit forcément par être victime d’un burn out comme l’homme de la pièce. Et aujourd’hui, son destin est celui de très nombreuses personnes.
WENDEL: De très nombreuses personnes partagent aussi la peur de perdre leur sphère privée. Vous vous attaquiez déjà à ces questions dans votre pièce "Dieu est un DJ". Si on prenait le titre au pied de la lettre: quelle musique vous mettriez si vous étiez Dieu – ou est-ce que vous préféreriez alors changer de métier ?
RICHTER: Non, mon métier me plaît toujours, je ne veux pas en changer pour l’instant. Je commencerais par Mark Hollis, quelques morceaux de Tricky, Björk et Radiohead – donc de la pop qui expérimente jusqu’à devenir de la musique sérieuse, des plages lentes, fluides, qui orientent la pensée autrement, et arriver ensuite chez Mahler, Wagner, Tchaïkovski, Widmann, Arnecke. J’irais probablement chercher tous les compositeurs vivants et leur passerait la commande de créer une œuvre musicale avec les musiciens de pop les plus courageux et les plus innovants de notre époque. Pendant une journée, le monde serait un "état de la musique elle-même".
WENDEL: A part la musique et le théâtre, vous intéressez-vous à d’autres arts? Vous revenez de votre première de "Sous la glace" à Francfort. En ce moment il y passe l’exposition "Hétérotopie". Vous y êtes allé ?
RICHTER: Bien sûr, je m’intéresse aussi aux autres arts, mais je n’ai malheureusement pas eu le temps d’aller à cette exposition. Peut-être que j’y arriverai quand je serai à la biennale.
WENDEL: "Etat d’urgence" dépeint un scénario d’horreur de notre société – et dans cette mesure la pièce marche dans les traces de vos œuvres précédentes. Que faites-vous en fait pour vous remettre de vos propres pièces? Vous regardez Verbotene Liebe ou Germany’s Next Topmodel pour compenser ?
RICHTER: Verbotene Liebe et Germany’s Next Topmodel sont à mes yeux un scénario d’horreur de notre société. De même que tous ces Automarken mit A , ces horribles arnaques systématiquement livrées par je ne sais quelles femmes aux seins nus, c’est un vrai cauchemar. Non, la télé me jette plutôt dans des crises profondes. Je necomprends pas pourquoi on accepte ça ainsi, pourquoi les gens ne tuent pas massivement les directeurs de chaînes. C’est un mystère pour moi. Je me réfugie régulièrement dans des lieux où il n’y a pas de télé, pas de portable, pas d’ordinateur – j’en ai parfois besoin, - être loin, loin, loin, loin.
WENDEL: Avez-vous des faiblesses secrètes?
RICHTER: Oui, mais elles restent secrètes.
WENDEL: Dans vos pièces on cherche en vain un monde indemne. Certains critiques considèrent votre façon de polariser les choses comme du théâtre à thèse. Et pour le dire de façon plus acerbe : tout le monde peut provoquer, l’art commence quand on donne des réponses. Vos œuvres n’offrent ni réponse ni espoir. Pourquoi vous ne nous proposez pas un contre-modèle ou une utopie ?
RICHTER: Mais c’est un malentendu fondamental. "L’art commence quand on donne des réponses" est une assertion tout simplement fausse, et qui n’a aucun sens du point de vue d’histoire de l’art. Quelles réponses donnent les œuvres de Francis Bacon, Bill Viola, Anton Tchekhov, Shakespeare ou Beckett, Lynch ou Godard? L’art de qualité soulève des questions, peut aiguiser ou même modifier la perception du spectateur, peut lui faire prendre conscience de choses qui lui échappent au quotidien. Il peut lui ouvrir de nouveaux espaces, lui montrer de nouvelles formes, peut aussi choquer ou mettre face à des choses qu’il ne connaît absolument pas, mais évidemment, le spectateur ne reçoit à la fin aucun conseil de vie pratique dans un album de poésie, ce serait totalement aplatir ce qu’est l’art. Si vous cherchez un contre-modèle, alors observez précisément mes personnages et organisez leur vie différemment. Ne vous comportez pas comme mes personnages, vous serez sûrement plus heureux. Mes pièces ne prétendent pas que les choses sont immuables, mais que vous pouvez les changer. C’est déjà là qu’est l’utopie.
WENDEL: Est-ce que la provocation est votre signe distinctif?
RICHTER: Non certainement pas.
WENDEL: Et sinon? Avez-vous un signe distinctif?
RICHTER: Ma langue, j’espère. Je pense que les gens qui connaissent mon travail reconnaîtraient tout de suite ma langue s’ils lisaient un texte de moi sans savoir qu’il est de moi.
WENDEL: Quel rôle joue l’humour dans vos pièces?
RICHTER: L’humour est très important. Le plus souvent, les spectateurs de mes pièces rient beaucoup. Particulièrement quand tout semble sans issue, l’humour peut nous sauver.
WENDEL: Quelle est la dernière fois où vous avez ri?
RICHTER: La nuit dernière je n’arrivais pas à dormir et j’ai allumé la télé très tard. Là, une des jumelles Kessler a raconté une blague sur une momie qui rencontre Angela Merkel et en arrière-plan, il y avait un chœur de marins qui chantait – et ça m’a fait mourir de rire. Par ailleurs je ris beaucoup à mes propres mises en scène. C’est parfois assez gênante parce que je suis assis dans le public et que c’est moi qui ris le plus fort.
WENDEL: Quels sont les prochains défis que vous voudriez relever?
RICHTER: L’année dernière j’ai fait des mises en scène presque sans arrêt et je vais me retirer chez moi un moment pour écrire de nouveaux textes. Il y a cette idée d’un grand recueil de textes – un peu comme le recueil de textes "Le Système" – et j’ai besoin de temps et de calme pour y travailler. Par ailleurs cet été je mets en scène pour la première fois une de mes pièces en français et en ce moment je retourne à l’école tous les jours. Tous les jours 4 heures de cours intensif de français – on a à nouveau l’impression d’avoir 16 ans, si ce n’est que le cerveau est plus plein qu’à cette époque.
(Interview de Falk Richter réalisée par Sarah Wendel par mail début juin 2008)
(Traduction: Anne Monfort)

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